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Guy de Maupassant par
Nadar
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Extrait
de "Sur l'eau"
GUY
DE MAUPASSANT 1850-1893
Saint-Tropez
le 12 avril 1887.
"J'eus
bien vite traversé le golfe au fond duquel se jette l'Argens, et, dès
que je fus à l'abri des côtes, la brise cessa presque complètement.
C'est là que commence cette région sauvage, sombre et superbe, qu'on
appelle encore le pays des Maures. C'est une longue presqu'île de
montagnes dont les rivages seuls ont un développement de plus de cent
kilomètres.
Saint-Tropez,
à l'entrée de l'admirable golfe nommé jadis golfe de Grimaud, est la
capitale de ce petit royaume sarrasin dont presque tous les villages bâtis
au sommet de pics qui les mettaient à l'abri des attaques, sont encore
pleins de maisons mauresques avec leurs arcades, leurs étroites fenêtres
et leurs cours intérieures où ont poussé de hauts palmiers qui dépassent
à présent les toits.
J'aperçois,
loin devant moi, des tours et des bouées qui indiquent les brisants des
deux rivages à la bouche du golfe de Saint-Tropez.
La première
tour se nomme tour des Sardinaux et signale un vrai banc de roches à
fleur d'eau, dont quelques-unes montrent leurs têtes brunes, et la
seconde à été baptisée Balise de la sèche à l'huile. Nous arrivons
maintenant à l'entrée du golfe, qui s'enfonce au loin entre deux berges
de montagnes et de forêts jusqu'au village de Grimaud, bâti sur une
cime, tout au bout. L'antique château des Grimaldi, haute ruine qui
domine le village, apparaît là-bas dans la brume comme une évocation de
conte de fées.
Plus de vent.
Le golfe a l'air d'un lac immense et calme où nous pénétrons doucement
en profitant des derniers souffles de cette bourrasque matinale. A droite
du passage, Sainte-Maxime, petit port blanc, se mire dans l'eau, où le
reflet des maisons les reproduit, la tête en bas, aussi nettes que sur la
berge. En face, Saint-Tropez apparaît, protégé par un vieux fort.
A onze heures, le Bel-Ami s'amarre au quai, à côté du petit vapeur qui
fait le service de Saint-Raphaël. Seul, en effet, avec une vieille
diligence qui porte les lettres et part la nuit par l'unique route qui
traverse ces monts, le Lion-de-Mer, ancien yacht de plaisance, met les
habitants de ce port isolé en communication avec le reste du monde.
C'est là une
de ces charmantes et simples filles de la mer, une de ces bonnes petites
villes modestes, poussées dans l'eau comme un coquillage, nourries de
poissons et d'air marin et qui produisent des matelots. Sur le port se
dresse en bronze la statue du bailli de Suffren. On y sent la pêche et le
goudron qui flambe, la saumure et la coque des barques. On y voit, sur les
pavés des rues, briller comme des perles, des écailles de sardines, et
le long des murs du port le peuple boiteux et paralysé des vieux marins
qui se chauffe au soleil sur les bancs de pierre. Ils parlent de temps en
temps des navigations passées et de ceux qu’ils ont connu jadis, des
grands-pères de ces gamins qui courent là-bas. Leurs visages et leurs
mains sont ridés, tannés, brunis, séchés par les vents, les fatigues,
les embruns, les chaleurs de l’équateur et les glaces des mers du Nord,
car ils ont vu, en rôdant par les océans, les dessus et les dessous du
monde, et l’envers de toutes les terres et de toutes les latitudes.
Devant eux passe, calé sur une canne, l’ancien capitaine au long cours,
qui commanda les Trois-Sœurs, ou les Deux-Amis, ou la marie-Louise, ou la
Jeune-Clémentine.
Tous le
saluent, à la façon des soldats qui répondent à l’appel, d’une
litanie de "Bonjour, capitaine !" modulés sur des tons
différents…
"On est
là au pays de la mer, dans une brave petite cité salée et courageuse,
qui se battit jadis contre les Sarrasins, contre le duc de Savoie et le
duc d’Epernon.
En 1637, les
habitants, les pères de ces tranquilles Bourgeois, sans aucune aide,
repoussèrent une flotte espagnole ; et chaque année se renouvelle
avec une ardeur surprenante, le simulacre de cette attaque et de cette défense,
qui emplit la ville de bousculades et de clameurs, et rappelle étrangement
les grands divertissements populaires du Moyen Age.
En 1813, la
ville repoussa également une escadrille anglaise envoyée contre elle.
Aujourd’hui,
elle pêche. Elle pêche des thons, des sardines, des loups, des
langoustes, tous les poissons si jolis de cette mer bleue, et nourrit à
elle seule une partie de la côte"…
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